Qu'est-ce qu'Ubu roi d'Alfred Jarry? À la base, c'est une provocation par l'absurde, la farce, la parodie et l'humour gras. C'est un grand rire à la face du monde. Un terrifiant rire... mais un rire tout de même. Ce n'est pas de la grande littérature. Ce n'est pas un texte... mais un prétexte. Un prétexte pour provoquer sous le couvert de ce que Rabelais (d'ailleurs plusieurs similitudes pourraient être exprimées entre Gargantua et le père Ubu) nommait le propre de l'homme.
C'est peut-être sous cet angle que la production ubuesque des Têtes Heureuses est la plus surprenante et me plaît le plus. Pour sa noirceur. Pour sa cruauté... Car bien que, dans l'humour, ce texte n'est pas profond, il devient, lorsqu'abordé avec sérieux et un certain réalisme, un gouffre indicible, un vide qui ronge l'existence, une érosion de l'humanité... qui peut pourtant encore faire rire. L'Horreur. Celui qui est généralement perçu comme un pantin et une potache devient, sur cette longue scène du Petit Théâtre, un grincement strident et sinistre qui renvoie au cynisme politique actuel, au drame quotidien.
Une question se pose alors... Y a-t-il, dans ce cas précis, dénaturation de l'oeuvre? Chose certaine, il ne s'agit pas, comme certain disent, d'adaptation. L'oeuvre n'est pas adaptée. Réinterprétée? Oui, assurément. Pour ma part, je dirais qu'elle est seulement vu par un autre filtre que l'humour. Alors oui, il s'agit bien de réinterprétation. Faire du neuf avec une matière déjà vieille de plus d'un siècle (mais entrée au répertoire de la Comédie-Française qu'en 2009!)
En lien avec ces considérations philosophico-littéraires, une autre chose frappe à l'écoute de ce spectacle: la direction d'acteur qui se fait dans une sobriété (consciemment mis en italique!) proche du jeu réaliste... voire psychologique... malgré le travestissement inhérent à une distribution exclusivement masculine et malgré les scènes. Fi du grotesque de premier niveau et de l'absurde si chère à Jarry (et si proche de la marionnette...) comme style principal. Sur scène évoluent des personnages avec une certaine intériorité... une certaine intériorité que je dirais d'emblée envers et contre le texte tel qu'il est écrit. Ces personnages semblent soudain avoir une âme. À la lecture (ou dans d'autres versions scéniques), ils sont porteurs d'une cruauté bi-dimensionnelle (elle est esquissée, plaquée) qui devient soudainement tridimensionnelle. Alors qu'elle n'est qu'esquissée en grands traits sur papier... elle se teinte désormais d'une vie. Une transition qui maintien l'intérêt et nous fait franchir constamment le pas qui nous sépare de la tragédie... (allant jusqu'à reprendre, dans un clin d'œil, pendant la scène du rêve du Père Ubu, la scène du lavage des mains de Lady Macbeth dans la pièce écossaise!).
Et pour maintenir cette vision du metteur en scène, pour créer les images fortes qui émaillent de ce spectacle (la scène de fornication, de «La femme amoureuse», du tsar, etc.), une équipe de comédiens solides... qui courent et qui courent et qui courent... Car ce spectacle est, dans les coulisses (si le Pavillon des arts peut porter ce nom!), le théâtre est une activité physique! Des personnages magnifiques, dont les flamboyantes femmes: la mère Ubu et la reine Rosemonde... Cette équipe est soutenue enfin par un choeur d'étudiants omniprésent qui tirent bien souvent leur épingle du jeu.
L'espace conçu par Michel Gauthier - et les éclairages d'Alexandre Nadeau - est magnifique. Cette scène centrale (plancher de bois parcouru de tuyaux de métal ornée sporadiquement de fanions et de lumière de Noël, d'échelles) déborde pour englober la salle entière (murs avec les écrans, régie, mezzanines de façon heureuse. Une scénographie (unique... comme le souhaitait Jarry) qui devient toutefois complexe dans son utilisation vu l'histoire fragmentée et les innombrables lieux de cette pièce (Pologne, Lituanie, caveau, grotte, Russie et j'en passe). La puissance évocatrice du théâtre peut sembler avoir quelques limites... praticables.Une seule réserve demeure finalement: la mise en espace qui, par l'étendue de l'aire de jeu, fait perdre du texte... beaucoup de texte... d'autant plus quand celui-ci se conjugue sur une conception sonore qui, bien que cohérente (et bien ficelée par Patrice Leblanc), n'en demeure pas moins d'un volume élevé qui recouvre la parole éloignée.
L'Ubu Roi des Têtes Heureuses est enfin politique (je reviendrai d'ailleurs sur le débat qui a eu lieu hier soir, justement intitulé Dans une démocratie près de chez vous), prise de parole et constat. Les similitudes avec l'actualité sont nombreuses (et terrifiantes) et soulignées en gras par les quelques images de Guillaume Langlois. En ce sens, ce spectacle pourrait faire siens ces mots d'Alfred Jarry (déjà inscrit sur ce blogue le 29 octobre 2008):
Qu'est-ce qu'une pièce de théâtre? Une fête civique? Une leçon? Un délassement?
Il semble d'abord qu'une pièce de théâtre soit une fête civique, étant un spectacle offert à des citoyens assemblés. Mais notons qu'il y a plusieurs publics du théâtre, ou tout au moins deux: l'assemblée du petit nombre de intelligents et celle du grand nombre. Pour ce grand nombre, les pièces à spectacle (spectacles de décors et ballets ou d'émotions visibles et accessibles), qui lui sont délassement surtout, leçon peut-être un peu, parce que le souvenir en dure, mais leçon de sentimentalité fausse et d'esthétique fausse, qui sont les seules vraies pour ceux-là, à qui le théâtre du petit nombre semble incompréhensible d'ennui. Cet autre théâtre n'est ni fête pour son public, ni leçon, ni délassement, mais action; l'élite participe à la réalisation de la création d'un de siens, qui voit vivre en soi-même en cette élite l'être créé par soi, plaisir actif qui est le seul plaisir de Dieu et dont la foule civique a la caricature dans l'acte de chair.
Même la foule jouit un peu de ce plaisir de création, toute relativité observée.
Voilà. C'est ce que je pense.
Mais que devient Ubu roi quand on laisse tomber le rire pour plonger dans cette matière?
C'est peut-être sous cet angle que la production ubuesque des Têtes Heureuses est la plus surprenante et me plaît le plus. Pour sa noirceur. Pour sa cruauté... Car bien que, dans l'humour, ce texte n'est pas profond, il devient, lorsqu'abordé avec sérieux et un certain réalisme, un gouffre indicible, un vide qui ronge l'existence, une érosion de l'humanité... qui peut pourtant encore faire rire. L'Horreur. Celui qui est généralement perçu comme un pantin et une potache devient, sur cette longue scène du Petit Théâtre, un grincement strident et sinistre qui renvoie au cynisme politique actuel, au drame quotidien.
Une question se pose alors... Y a-t-il, dans ce cas précis, dénaturation de l'oeuvre? Chose certaine, il ne s'agit pas, comme certain disent, d'adaptation. L'oeuvre n'est pas adaptée. Réinterprétée? Oui, assurément. Pour ma part, je dirais qu'elle est seulement vu par un autre filtre que l'humour. Alors oui, il s'agit bien de réinterprétation. Faire du neuf avec une matière déjà vieille de plus d'un siècle (mais entrée au répertoire de la Comédie-Française qu'en 2009!)
En lien avec ces considérations philosophico-littéraires, une autre chose frappe à l'écoute de ce spectacle: la direction d'acteur qui se fait dans une sobriété (consciemment mis en italique!) proche du jeu réaliste... voire psychologique... malgré le travestissement inhérent à une distribution exclusivement masculine et malgré les scènes. Fi du grotesque de premier niveau et de l'absurde si chère à Jarry (et si proche de la marionnette...) comme style principal. Sur scène évoluent des personnages avec une certaine intériorité... une certaine intériorité que je dirais d'emblée envers et contre le texte tel qu'il est écrit. Ces personnages semblent soudain avoir une âme. À la lecture (ou dans d'autres versions scéniques), ils sont porteurs d'une cruauté bi-dimensionnelle (elle est esquissée, plaquée) qui devient soudainement tridimensionnelle. Alors qu'elle n'est qu'esquissée en grands traits sur papier... elle se teinte désormais d'une vie. Une transition qui maintien l'intérêt et nous fait franchir constamment le pas qui nous sépare de la tragédie... (allant jusqu'à reprendre, dans un clin d'œil, pendant la scène du rêve du Père Ubu, la scène du lavage des mains de Lady Macbeth dans la pièce écossaise!).
Et pour maintenir cette vision du metteur en scène, pour créer les images fortes qui émaillent de ce spectacle (la scène de fornication, de «La femme amoureuse», du tsar, etc.), une équipe de comédiens solides... qui courent et qui courent et qui courent... Car ce spectacle est, dans les coulisses (si le Pavillon des arts peut porter ce nom!), le théâtre est une activité physique! Des personnages magnifiques, dont les flamboyantes femmes: la mère Ubu et la reine Rosemonde... Cette équipe est soutenue enfin par un choeur d'étudiants omniprésent qui tirent bien souvent leur épingle du jeu.
L'espace conçu par Michel Gauthier - et les éclairages d'Alexandre Nadeau - est magnifique. Cette scène centrale (plancher de bois parcouru de tuyaux de métal ornée sporadiquement de fanions et de lumière de Noël, d'échelles) déborde pour englober la salle entière (murs avec les écrans, régie, mezzanines de façon heureuse. Une scénographie (unique... comme le souhaitait Jarry) qui devient toutefois complexe dans son utilisation vu l'histoire fragmentée et les innombrables lieux de cette pièce (Pologne, Lituanie, caveau, grotte, Russie et j'en passe). La puissance évocatrice du théâtre peut sembler avoir quelques limites... praticables.Une seule réserve demeure finalement: la mise en espace qui, par l'étendue de l'aire de jeu, fait perdre du texte... beaucoup de texte... d'autant plus quand celui-ci se conjugue sur une conception sonore qui, bien que cohérente (et bien ficelée par Patrice Leblanc), n'en demeure pas moins d'un volume élevé qui recouvre la parole éloignée.
L'Ubu Roi des Têtes Heureuses est enfin politique (je reviendrai d'ailleurs sur le débat qui a eu lieu hier soir, justement intitulé Dans une démocratie près de chez vous), prise de parole et constat. Les similitudes avec l'actualité sont nombreuses (et terrifiantes) et soulignées en gras par les quelques images de Guillaume Langlois. En ce sens, ce spectacle pourrait faire siens ces mots d'Alfred Jarry (déjà inscrit sur ce blogue le 29 octobre 2008):
Qu'est-ce qu'une pièce de théâtre? Une fête civique? Une leçon? Un délassement?
Il semble d'abord qu'une pièce de théâtre soit une fête civique, étant un spectacle offert à des citoyens assemblés. Mais notons qu'il y a plusieurs publics du théâtre, ou tout au moins deux: l'assemblée du petit nombre de intelligents et celle du grand nombre. Pour ce grand nombre, les pièces à spectacle (spectacles de décors et ballets ou d'émotions visibles et accessibles), qui lui sont délassement surtout, leçon peut-être un peu, parce que le souvenir en dure, mais leçon de sentimentalité fausse et d'esthétique fausse, qui sont les seules vraies pour ceux-là, à qui le théâtre du petit nombre semble incompréhensible d'ennui. Cet autre théâtre n'est ni fête pour son public, ni leçon, ni délassement, mais action; l'élite participe à la réalisation de la création d'un de siens, qui voit vivre en soi-même en cette élite l'être créé par soi, plaisir actif qui est le seul plaisir de Dieu et dont la foule civique a la caricature dans l'acte de chair.
Même la foule jouit un peu de ce plaisir de création, toute relativité observée.
Voilà. C'est ce que je pense.