dimanche 7 juin 2020

Des décorateurs de théâtre à la fin du XIXe siècle...

Voici une description de ce qu'est être décorateur de théâtre (une condition bien différente du scénographe actuel), en France, autour de 1870,  tirée d'un nouveau bouquin qui est venu agrémenté ma bibliothèque, Le décor de théâtre entre 1870 et 1914 de Denis Bablet, publié en 1965:


Les décorateurs sont avant tout des «fournisseurs» à qui l'on commande des décors au même titre qu'on commande des costumes à des costumiers. Il faut voir là l'indice d'une spécialisation technique précise, dans laquelle n'entre aucune considération artistique. [...] Le décorateur est payé au mètre carré de toile peinte. Encore les prix varient-ils selon la complication des motifs peints: en 1895 un mètre carré de ciel ou de mer est payé 6 francs, un mètre de «pittoresque» (paysages) 8 francs, un mètre d'architecture normale (maison) 10 francs, un mètre d'architecture riche (palais) 12 francs.

Autre fait capital: dans la très grande majorité des cas, les décors de l'ensemble d'un spectacle ne sont pas l'oeuvre d'un seul atelier, mais de plusieurs entre lesquels on répartit les différents tableaux. [...] Une telle pratique nous semble aujourd'hui contraire à la nécessaire unité d'un spectacle. Mais à la fin du XIXe siècle l'unité visuelle du spectacle ne constitue pas un souci majeur: chaque «tableau» scénique représente une réalité autonome, il n'est pas rare qu'on mêle les décors extraits du fond du magasin à des décors nouvellements peints (pratique que l'on retrouve d'ailleurs en matière de costumes). Il arrive également qu'on utilise le même décor dans deux pièces, opéras ou ballets différents en se contentant de légères modifications. [...] D'un atelier à l'autre, les moyens de représentation sont semblables, identiques les procédés. Les différences concernent l'habileté technique.

[...] Si l'on veut expliquer cette répartition du travail entre plusieurs ateliers, il faut tenir compte d'une réalité purement matérielle: dans un grand théâtre un seul décor représente une moyenne de 1000 à 1500 mètres carrés de surfaces peintes (toiles de fond, châssis, fermes, terrains, plafonds, etc.). Un seul atelier, dans les conditions de temps qui lui sont imposées et en raison de l'importance de ses locaux et de son personnel, ne peut se charger de la réalisation de l'ensemble des décors d'un spectacle.

Un dernier trait nous paraît particulièrement important: les mêmes décorateurs travaillent pour des genres aussi différents que le drame, la comédie, l'opéra ou la féérie: on ne fait appel à eux ni à cause de leur sensibilité à telle forme littéraire ou dramaturgique, ni pour leur style propre. On leur demande simplement de créer un cadre dont les grandes lignes sont définies par les indications scéniques [...]. La virtuosité du métier l'emporte sur l'inspiration créatrice.

C'est une conception théâtrale toute différente... un autre monde.

C'est notamment contre ces traditions et procédés scéniques (ajoutez à cela un jeu tout en conventions et en vedettariat qui ne correspond plus à une nouvelle dramaturgie qui s'impose) que s'élèveront, au tournant du siècle, de nouvelles voix et des réformateurs d'importance comme Adolphe Appia et Edward Gordon Craig. 

L'évolution du théâtre se mettra en marche (dans la foulée de ce qui est parfois appelé la crise du drame) et conduira à l'avènement du metteur en scène et en la transformation radicale des différents corps de métiers du théâtre!