Alors que Sarah Bernhardt répète L'Aiglon d'Edmond Rostand, elle a à dire, à un moment donné, J'empoigne la crinière! Alea jacta est! Se tournant vers Rostand pour avoir des explications sur cette étrange remarque, croyant qu'il s'agit d'une métaphore pour parler d'une comète, elle apprend, stupéfiée qu'il s'agit en fait d'un cheval qu'elle réclame aussitôt...
Voici comment Sacha Guitry décrit la scène dans son ouvrage Si j'ai bonne mémoire:
Deux jours plus tard, le lad revint avec un autre cheval [N.d.a.: le premier, fougueux, effraya la grande actrice...]. Il était gros, il était gris, il était énorme - et il avait la tête entourée d'un vieux caleçon de laine. Pourquoi? Nous allions le savoir. Le lad le lui retira, ce caleçon, découvrant un visage, si je puis dire, dont la douceur extrême confinait à la stupidité. Mme Sarah se leva et fit deux pas prudents vers lui.
- Est-ce qu'il est doux, au moins, celui-la?
- Oh! Madame. Donnez-lui votre main, vous allez voir.
- Ma main?... Mais jamais de la vie. Laissez-moi faire... et tenez-le bien.
Alors, le regardant bien en face, elle fit:
- Hou!
Le cheval en fut peut-être un peu surpris, mais il n'en laissa rien paraître.
- Nous allons faire une autre expérience, dit-elle. Apportez-moi le tonnerre.
On lui apporta cette plaque de tôle dont on se sert dans les théâtres pour imiter l'orage. Elle la fit remuer par deux hommes, avec le plus de violence possible. Le bruit était assourdissant, mais le cheval ne broncha pas. Alors, tranquillisée, heureuse, Mme Sarah eut une idée. Tendant sa main droite à Rostand, sa main gauche à mon père, elle dit:
- Donnons-nous tous la main.
Et nous nous donnâmes tous la main comme pour faire une ronde. Mais elle nous conduisit à reculons jusqu'au fond de la scène et, là, elle nous dit à voix basse, afin de n'être pas entendue par le cheval:
- Nous allons tous courir sur lui en criant: Vive l'empereur!... Attention... une, deux, trois!...
Et nous avons couru, entraînés par elle, vers ce pauvre cheval en criant à tue-tête: «Vive l'empereur!»
Alors il se produisit une chose qu'il est bien difficile de raconter. Aidez-moi. Devinez. Imaginez ce que peut faire un animal qui a peur et qui n'a pas l'usage de la parole. Il ne peut faire que du bruit, n'est-ce pas? Vous avez deviné. C'est ce qu'il fit. Il fit du bruit. Un bruit qui ressemblait à un écho sonore et tardif du tonnerre de tout à l'heure. Il n'y fallait pas voir l'expression brutale d'une opinion républicaine - mais néanmoins, Mme Sarah Bernhardt en fut très offusquée. Elle dit:
- Nous allons le garder parce qu'il n'est pas méchant... mais c'est un cochon!
Puis se tournant vers Rostand, elle lui dit, comme s'il avait neuf ans et comme si elle en avait quinze:
- Vous l'avez, votre cheval, soyez heureux!
Elle apprit alors que ce n'est pas un mais deux chevaux qu'il lui fallait... et que, du coup, il fallait en trouver un autre que cette pauvre bête qui avait peur de ses semblables, d'où le caleçon autour de sa tête pour l'amener au théâtre...
Ah. Ces belles histoires d'une époque bien révolue...