jeudi 23 mai 2013

Qui donc est Molière... ?


Voici trouvé sur le site Tout Molière:

Comme Molière est mort sans laisser ni la moindre lettre, ni le plus petit fragment de manuscrit d’une pièce, phénomène troublant mais non pas unique dans l’histoire de la littérature, les légendes ne manquent pas à son sujet. On connaît ainsi la thèse du vaste complot ourdi par ses ennemis dévots pour regrouper et détruire tous ses papiers personnels, ou encore celle d’Anatole Loquin, membre de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, qui fait de Molière le Masque de Fer, dont il a fallu détruire les documents pour raison d’État.

On connaît aussi le vieux serpent de mer selon lequel Molière, simple farceur quasi-inculte, ne serait pas l’auteur de ses œuvres et aurait utilisé les services d’un "nègre", Pierre Corneille lui-même, qui, pour sa part, avait le talent, la culture et surtout le temps nécessaire à la conception et à l’écriture d’une telle œuvre. C’est Pierre Louÿs, grand expert en supercherie littéraire - il avait fait croire à l’authenticité grecque de ses Chansons de Bilitis - qui présente cette idée comme une énigme ("Molière est un chef-d’œuvre de Corneille", Comedia, 7 novembre 1919), ouvrant ainsi la voie à quelques sporadiques publications ultérieures : Henry Poulaille (Corneille sous le masque de Molière, Grasset, 1957), Hippolyte Wouters et Christine de Ville de Goyet, deux avocats bruxellois (Molière ou l’auteur imaginaire, éd. Complexe, 1990), et enfin Dominique et Cyril Labbé (Journal of Quantitative Linguistics, vol. 8, n°3, décembre 2001).

Sans entrer dans le détail d’une réfutation rigoureuse et définitive, faite récemment par de grands spécialistes tels que Georges Forestier, Patrick Dandrey, et Roger Duchêne (à ce sujet, voir les articles de Georges Forestier et Roger Duchêne), le simple bon sens, la connaissance du théâtre, celle des mœurs de l’époque ainsi que de l’histoire littéraire suffisent à balayer les arguments avancés par cette lignée d’"enquêteurs".

Ainsi, pourquoi aucun des nombreux ennemis de Molière, contre lequel ils ont pourtant fait flèche de tout bois, n’a-t-il émis une telle hypothèse ? Pourquoi Molière n’aurait-il pas eu le temps matériel d’écrire ses œuvres, alors que ses contemporains étaient si prolixes (Alexandre Hardy auquel on prête quelque six cents œuvres) ? Pourquoi le grand Corneille aurait-il accepté d’être un "nègre", alors qu’il n’avait pas, contrairement à une légende tenace, de difficultés d’argent.

Quant aux approches récentes de linguistique quantitative de C. et D. Labbé, dont il faut dire un mot puisqu’elle revêtent un manteau de scientificité, elles conduisent à des non sens liés à une méconnaissance patente de la littérature du temps : leur méthode, utilisée de manière partielle, ne tient aucun compte en effet des spécificités du théâtre de l’époque, de l’histoire des formes littéraires, et surtout des pratiques d’écriture. Cette imprudence méthodologique les conduit à s’intéresser aux occurrences des mots, pour y relever des "signatures" ou des "empreintes digitales", alors que le vocabulaire ne constitue pas, pour le théâtre du XVIIe siècle, un critère pertinent : car les contraintes esthétiques et poétiques (la question des registres, la rigoureuse détermination des genres, et les règles de la métrique) sont telles qu’elles limitent nécessairement la "liberté d’expression" des auteurs telle que nous la concevons aujourd’hui en mettant à leur disposition un lexique relativement limité et fixé par une convention stabilisée. Elles contribuent ainsi à estomper leur personnalité propre, de sorte qu’on ressent légitimement une certaine uniformité à la lecture des millions d’alexandrins écrits à l’époque. Ainsi, les différences existant entre les auteurs ne tiennent pas au choix des mots, mais à leur disposition, et à la façon, propre à chacun, de rythmer le vers ; d’ailleurs tout lecteur un tant soit peu sensible à l’écriture remarque rapidement que Corneille dispose d’une rythmique et d’une "respiration" qui lui sont propres. Il s’agit donc ici d’une question de rhétorique et non de lexique.

À quand le prochain (faux) scoop ? Laissons le mot de la fin, en le parodiant, à George Bernard Shaw qui raillait les tenants d’une thèse identique au sujet de Shakespeare : "Molière n’est pas l’auteur de ses œuvres. Celles-ci ont été écrites par un inconnu qui se nommait Molière »