mardi 10 novembre 2009

Guitry en quelques répliques...


Il y a quelques temps déjà que je n'ai pas abordé l'oeuvre de Guitry sur ce blogue. J'admire les dialogues de cet auteur (qui n'arrive maheureusement pas, même avec le temps, à se départir de son aura de misogygne) qui place le couple au centre de ses pièces, qui le dissèque, le charcute, l'analyse, l'exploite... pour faire rire. Des échanges brefs, vifs, concis qui deviennent, lorsque montés, de véritables petits morceaux d'anthologie. En voici un tiré de sa pièce Quadrille (qui a fait l'objet d'un film en 1938).

Carl Herikson, l'irrésistible jeune premier américain, arrive à Paris. Parmi ceux qui vont l'accueillir au Ritz, la journaliste Claudine André, Philippe de Moranne, rédacteur en chef de "Paris-Soir", et sa maîtresse, la comédienne Paulette Nanteuil. Carl est d'autant plus surpris de reconnaître Paulette, le soir même, sur la scène du Théâtre du Gymnase, qu'elle lui avait donné au Ritz un autographe signé Claudine André. Afin de se faire pardonner, elle accepte l'invitation à souper de Carl. Pour la première fois depuis six ans de vie commune, Philippe aura passé la nuit sans voir rentrer sa compagne. [La scène qui suit se passe le lendemain matin, après que Paulette eut demandé à Philippe de venir la rejoindre à l'hôtel.]

Philippe: Alors, il faut que je me dérange en plus!
Paulette: Mon Philippe que j'aime...
Philippe: Ah! Ça, tu peux le dire!
Paulette: Oh! Oui, je peux le dire, parce que c'est bien vrai...
Philippe: Oui, je sais que c'est compatible.
Paulette: Pas une seconde, Phileppe, je t'ai détesté.
Philippe: Eh! Bien, mais c'est encore heureux.
Paulette: Oui, c'est heureux, tu as raison. Et j'en suis très fière. Je n'ai pas été contre toi un instant...
Philippe: En effet!
Paulette: Et tu n'as joué aucun rôle dans l'aventure...
Philippe: Grâce à Dieu, car je ne me vois pas bien en surnombre.
Paulette: Et cependant tu n'étais pas très loin de ma pensée.
Philippe: Je te remercie.
Paulette: C'était si curieux... si tu pouvais savoir. Je n'ose pas te dire que tu me protégeais...
Philippe: Tu fais bien.
Paulette: Mais tu n'étais pas l'ennemi - au contraire! Car je te vois si grand, si supérieur aux autres... si différent surtout!
Philippe: Tu es fort aimable - mais ne t'illusionne pas trop, je ne suis pas si différent des autres. Et d'ailleurs, cette nuit, tu as vraiment fait ce qui était nécessaire pour me faire ressembler à pas mal d'autres hommes - et c'est vraiment dommage. Dans le bonheur qui te frappe, si j'ose dire, tu ne te vois pas très infidèle, tandis que moi, hélas! je me vois bien cocu.
Paulette: Oh... ne dis pas ce mot-là!
Philippe: Mais c'est que je n'en vois pas d'autre.
Paulette: Oh!... Quelle horreur - pas toi! Ah! Non, non - non - non- non- non - non!
Philippe: «Non... non... non» - tu peux dire « non non» tant que tu voudras, tu sais...
Paulette: Je dis «non» parce que c'est non. Non, tu n'es pas cocu, Philippe! Bien loin de là! Être cocu, ce n'est pas ça.
Philippe: Ça y ressemble bien tout de même.
Paulette: Pour un profane, c'est possible, mais, moi, ce n'est pas comme ça que je te vois. Philippe, je vais te dire, nous sommes tous les deux victimes d'une espèce de catastrophe. Voilà comment, moi, je vois la chose.
Philippe: Tu es bien gentille de nous mettre dans le même panier - mais je te fera observer que «l'espèce de catastrophe» dont tu parles a eu cependant pour toi certains avantages dont j'ai été, moi, singulièrement frustrée...
Paulette: C'est vrai - oui.
Philippe: Alors ne sois pas surprise si mon point de vue diffère un peu du tien.

Et le tout continue de se développer sur une scène complète qui prend des allures de combats épiques dont les armes sont la réthorique et l'ironie.