Jean Naudet
Voici, à quelques jours de la première de La Marmite du Théâtre 100 Masques, la préface de la pièce écrite, au milieu du XIXième siècle par le traducteur retenu, Jean Naudet... Un avant-propos marquant, qui met la table pour la pièce à venir.
(Avant de commencer, il faut savoir que pendant quelques temps, nous avons jonglé avec l'idée de nommer la pièce de son nom latin (plus connu mais moins vendeur): Aulularia...)
La Marmite! pourquoi déroger à l'usage, et remplacer par ce mot trivial et bas l'ancien titre plus savant et plus connu? Plus connu, oui; mais compris? et c'est à l'être qu'un traducteur aspire avant tout. Qu'est-ce que ce nom Aululaire, latin dans son thème, français par sa terminaison, et qui n'appartient en propre à aucune langue, et n'a par lui-même aucun sens? Est-il bien sûr encore qu'au siècle d'Auguste, tout le monde, même à Rome, entendit la signification du terme aulularia, sans qu'un Varron, un Verrius Flaccus expliquât comment ce meuble de cuisine, appelé olla, avait eu nom aula chez les anciens, lorsqu'on ne voulait point de doublement de consonne; et comment aulularia provenait du diminutif de aula, parceque les vieux Romains aimaient beaucoup les diminutifs; ce qu'on n'aurait guère attendu de la rudesse de leurs mœurs?
La Marmite, voilà le vrai titre en français de la pièce de Plaute. J'y tiens beaucoup, non de cette affection que le bonhomme Chrysale portait en son cœur aux choses de cette espèce, quoique je prise fort son bon sens et ses discours; je tiens à mon titre par un motif de raison et d'équité. C'est la Marmite qui, avec Euclion, occupe le plus constamment la scène; c'est elle qui, avec lui, joue le rôle le plus important; elle est le personnage moral du drame. Que le vieillard pousse comme un furieux sa servante dans la rue; c'est qu'il veut visiter sans témoins, avant que de sortir, sa marmite pleine d'or. Qu'il s'afflige de quitter un moment son logis, même pour aller chez le magistrat de la curie chercher sa part d'un congiaire; c'est sa marmite qui le met en peine. Que l'affabilité de l'honnête Mégadore, et l'empressement de ce riche pour un pauvre homme tel que lui, le troublent et l'alarment; c'est pour sa marmite qu'il tremble. Qu'au bruit des ouvriers travaillant dans la maison du voisin, il rompe l'entretien brusquement, et coure chez lui tout effaré; c'est encore sa marmite qu'il va sauver des voleurs. Pourquoi chasse-t-il à grands coups de bâton les cuisiniers que son gendre futur a envoyés chez lui en son absence pour apprêter le festin de noces, un festin qui ne doit lui rien coûter? Et sa marmite! comment la tenir cachée avec de pareils fripons? Cette marmite est comme l'Achille de l'Iliade; dans son repos, elle domine toute l'action, toujours présente et invisible. Mais la voici enfin qui paraît. Euclion la porte en ses bras; il lui cherche un asile plus sûr. Le bois sacré de Sylvain est tout proche; il l'y enfouit. Mais de noirs pressentiments, mais le cri du corbeau et la rencontre d'un maraud d'esclave, ne lui laissent point de sécurité. Malgré les difficultés et les périls du déplacement, il faut choisir un autre dépositaire. La marmite reparaît encore pressée contre le sein d'Euclion, et c'est la Bonne Foi qui la reçoit dans son temple, sans pouvoir elle-même se flatter d'inspirer à l'avare une confiance entière. Le coquin d'esclave le guettait, et la cachette est éventée. Entendez les cris d'Euclion, voyez ce masque grimaçant une colère qui va jusqu'à la rage, une douleur qui va jusqu'à la démence. C'est sa marmite qu'il redemande aux dieux et aux hommes, et pour laquelle il ferait pendre amis et ennemis, et lui-même après eux; cette marmite plus chère à son cœur que sa fille, dont il apprend, pour comble de désespoir, le déshonneur en ce moment même. Ainsi la marmite, ou son image, est attachée après lui, comme son génie malfaisant, comme sa Furie, en punition de sa dureté pour les siens, de sa folie cruelle pour lui-même. Elle l'agite, elle le torture sans relâche par des transes mortelles, jusqu'à ce qu'enfin il n'y ait plus pour lui de nouveau malheur, de nouveau chagrin possible; et ce terrible supplice ne cesse d'être le spectacle parfois le plus bouffon, presque toujours le plus comique.
Que Plaute eût été bien inspiré, s'il n'eût pas voulu ajouter à cette moralité un miracle incroyable, la métamorphose de l'avare en un bon père affectueux et libéral! Ce qui se tolère en un conte d'enfants pour l'édification des lecteurs, au théâtre n'est point admis par les hommes.
Ce fut néanmoins une conception hardie et puissante, une œuvre habile de l'art, que de renfermer, dans la simple peinture d'un caractère, l'intérêt d'une grande comédie, et de soutenir l'action exempte de monotonie et de langueur, sans les accessoires d'une intrigue amoureuse ou des fourberies d'un esclave. Servante, cuisiniers, voisins, tous les personnages de la pièce se groupent autour d'Euclion sans l'éclipser un instant, et ne tendent qu'à mettre son vice en saillie et en lumière, la vieille Staphyle par ses doléances, Mégadore par sa générosité, les cuisiniers par leurs récits, l'amant par ses aveux mal interprétés, tous par les tribulations qu'ils lui causent.
Gardons-nous donc de renvoyer cette œuvre aux tréteaux des bateleurs, comme l'insinuerait un certain critique, sans que notre admiration toutefois aille jusqu'à la préférer à l'imitation originale et féconde de Molière. Entre l'enthousiasme érudit et systématique de M. Schlegel et le dédain superficiel de La Harpe, il est possible de porter un jugement plus équitable, si l'on a égard aux conditions diverses de la comédie latine et du théâtre français, soit pour le rôle que jouent les femmes, soit pour les bienséances des temps et des lieux, soit pour la déclamation, qui augmente ou diminue, selon qu'elle est plus ou moins chantante, l'étendue , des poèmes et la complication des fables.
La composition et le sujet nous induiraient à penser que cette production appartenait à la maturité de l'auteur, lors même que des conjectures assez positives ne nous en donneraient pas à peu près la certitude.
L'an 559 de Rome, on se reposait à peine de la seconde guerre punique, lorsqu'un grand débat agita la ville. La loi d'Oppius avait interdit, vingt ans auparavant, aux dames romaines, les bijoux, les robes brodées et les voitures. Deux tribuns proposèrent de l'abroger, deux autres voulaient qu'elle fût maintenue. Caton était alors consul; on pense bien de quel côté il se rangea. Les femmes assiégeaient les maisons des magistrats, remplissaient le Forum et ses abords, lâchant de gagner des protections et des suffrages; et même il accourait à Rome de tous les lieux voisins des solliciteuses; c'était presque une émeute. Caton n'arriva qu'à grand'peine" murmurant et grondant, à la tribune; il lui avait fallu traverser une armée de femmes qui l'étourdissaient de leurs plantes, peut-être aussi de leurs imprécations, lorsqu'elles croyaient n'être pas reconnues dans la foule et le bruit. L'éloquence du consul fut vaincue avec la loi.
N'était-on pas encore échauffé par ces disputes ou par un souvenir récent, lorsque les réflexions du sage Mégadore sur le luxe des femmes, sur l'usage des chars et sur l'abus des parures, venaient s'accorder si bien avec les véhémentes harangues de Caton? Plaute fut le poêle des plébéiens, comme Caton en était l'orateur. Ils ont signalé en plus d'une occasion, l'un et l'autre, cette lutte de la vieille pauvreté latine contre les nouvelles richesses et les nouvelles voluptés apportées de la Grèce par la victoire. Cette pièce ne dut pas être donnée plus de dix ou douze ans avant la mort de Plaute, qui n'atteignit pas la vieillesse.
Il ne nomme point l'auteur dont il s'est approprié l'ouvrage. On cite, parmi les pièces de Ménandre, le Trésor, ainsi que parmi celles de Philémon et d'Anaxandride. Ménandre avait fait aussi YHydria (la Cruche), et il s'y agissait d'un trésor. Leurs sujets étaient-ils semblables à celui de Plaute? Dioxippe, et, après lui, Philippide, deux poêles athéniens, avaient composé des pièces intitulées l'Avare. On a conservé un vers d'une Aulularia de Névius. Mais qu'avaient-ils à revendiquer ici? on n'en sait rien.
Peut-être le silence de Plaute vient-il de la conscience de son plein droit sur sa comédie. Il l'avait faite toute romaine, toute à lui, en la transportant sur la scène de Rome. C'était une conquête, et non un larcin.