lundi 9 janvier 2012

Le critique (suite)

 Critique d'art (Honoré Daumier)

Et je continue, ce matin, avec la suite du billet d'hier portant sur le critique, tiré de l'ouvrage Le Théâtre d'aujourd'hui, paru en 1855 sous la plume d'Auguste Muriel. Et si hier l'auteur faisait part de ses aspirations, il se lance maintenant dans une diatribe contre le critique. Pittoresque.

[...] Pour faire un critique dans un journal de théâtres, vous prenez un jeune homme qui a fait à peu près ses études. Du moment où il sait écrire l'orthographe il est capable de remplir cette noble tâche; vous ne le payez pas et vous avez parfaitement raison, c'est l'estimer à sa valeur. Ce qu'il veut, c'est avoir ses entrées, soit pour obtenir un coup d'œil protecteur des actrices parce qu'il est riche, soit pour assister gratis au spectacle parce qu'il est pauvre; quelques-uns ont pour motif le désir de se mettre bien avec les directeurs pour leur écouler leurs vaudevilles et leurs drames. Vous donnez à ce jeune homme une liste des abonnés du théâtre dont il fait la critique; c'est le livre d'or ; il lui est interdit de toucher à ceux qui y sont inscrits. Il doit savoir choisir dans le dictionnaire une épithète qui reste accolée à leurs noms, comme celles-ci par exemple : X... le délirant comique; la ravissante B... ; le sublime C..., etc., etc. [...]

Il est généralement persuadé de son importance et tâche d'avoir une mise particulière qui le fasse remarquer des spectateurs. — II mettrait volontiers son nom sur son chapeau. Il va au café du théâtre et tranche les discussions des habitués sur la.pièce nouvelle avec une insolence qui en impose aux niais. —Détestable! — ravissant! il ne sort pas de là ; mais le motif de ce résumé d'appréciation? Pour qui le prenez-vous? Il décide, cela doit vous suffire.


Au reste, il faut avouer que les artistes et, le directeur aident beaucoup à propager cette espèce de critiques. [...]


Pauvres jeunes gens qui perdent le temps de l'étude à griffonner du papier sans utilité pour leur style, sans honneur pour leur avenir. [...]
Mais il faudrait pouvoir donner des conseils; pour cela il faudrait apprendre, étudier, et la jeune littérature a bien autre chose à faire, elle aime bien mieux écrire sans s'inquiéter de ce qu'elle écrit, cela fatigue moins, demande moins de travail, et puisque le public ne s'en plaint pas, qu'importe!

Le plus dangereux de ces critiques est celui qui subit telles ou telles influences, impose son amour pour un article, et se fait le serviteur du premier nez au vent qui excite sa convoitise. [...]

Et pourtant ces jeunes ignorants qui s'arrogent le droit de juger les autres de par leur porte-monnaie, sont cependant plus amusants que méprisables ; le malheur est que beaucoup de gens se laissent prendre à leurs analyses et entourent encore du même respect la critique et ses pitres ridicules qui se disent ses représentants. [...]

Il y a une autre espèce de critiques; celle-là est cent fois plus méprisable que l'autre; qu'on vende
ses louanges pour une somme ou un abonnement, on ne porte préjudice qu'à soi-même, et l'on n'a de comptes à rendre qu'à sa conscience; mais exhaler sa rage contre tout ce qui est beau, fouler aux pieds avec fureur tout ce qui est talent, s'acharner, sans motifs, sans justice, contre ceux qui travaillent pour atteindre une position digne et honorable; accabler d'expressions méprisantes une femme qui a eu le bon goût ou la vertu de refuser votre hommage; s'acharner après une direction parce qu'elle ne vous accorde pas vos entrées ou n'accepte pas vos pièces, c'est là un métier honteux et méprisable; si l'on est un petit de la presse, c'est de l'envie, et l'envie est un vice qui répugne-, si l'on est puissant dans le journalisme, c'est une infamie et une lâcheté, parce qu'on use pour le mal du pouvoir que l'esprit vous a donné pour le bien; et combien de gens se servent de ce moyen pour se créer un nom à l'abri des talents qu'ils attaquent, parce qu'un jour vient où, fatigués d'entendre aboyer après leurs jambes, ceux-ci se retournent et chassent l'importun à coups de pied, ce qui lui donne le droit de crier plus fort. Disons bien vite, pour l'honneur du critique, que c'est là une exception très-rare, et que le mépris en fait vite justice. [...]

Aussi ne le voyez-vous aux premières représentations que dans les foyers des coulisses, où il écoute les histoires scandaleuses et pince le menton à l'actrice en vogue ; quelquefois il se chauffe les pieds dans le foyer du théâtre, afin de faire voir qu'il était là, et pouvoir dire le soir dans les salons, en bâillant et s'essuyant le front :


— Quel métier! mon Dieu! quel métier!

Et franchement, dans un autre sens, nous dirons absolument comme lui :

— Quel métier!