samedi 25 juillet 2020

L'opposition entre les conceptions stanislawskienne et meyerholdienne

La fascinante histoire de la mise en scène russe des trois premières décennies du vingtième siècle pose deux jalons essentiels entre lesquels se positionneront, encore aujourd'hui, de nombreuses générations d'artistes: le fameux système psychologique d'un côté... le théâtre de la convention de l'autre. Voilà deux conceptions diamétralement opposées représentées d'une part par Constantin Stanislavski et, d'autre part, par Vsevolod Meyerhold. 


En feuilletant le no.9 de la revue Travail théâtral (octobre-décembre 1972), je suis tombé sur cette très éclairante explication/comparaison  faite par Evgueni Vakhtangov, écrite autour de 1920, alors qu'il tentera de s'inscrire entre les deux, d'en faire la synthèse (malheureusement, il décède en 1922):

Stanislavski, emporté par la vérité authentique, a apporté sur la scène la vérité naturaliste. Il a cherché la vérité théâtrale dans la vérité de la vie. À travers le théâtre de la convention consciente qu'il renie maintenant [sa conception ne cessera de se peaufiner et d'évoluer], Meyerhold parvint au vrai théâtre. Mais, emporté par la vérité théâtrale, Meyerhold élimina la vérité des sentiments; la vérité niche à la fois dans le théâtre de Meyerhold et dans celui de Stanislavski.

Stanislavski, emporté par la vérité en général, a introduit sur la scène la vérité de la vie, et Meyerhold, en chassant de la scène la vérité de la vie, a liquidé dans sa passion la vérité théâtrale des sentiments. Au théâtre et dans la vie, le sentiment est un, mais les façons ou les moyens de rendre ce sentiment sont variés. Une perdrix est une seule et même chose à la maison et au restaurant. Mais au restaurant, elle est servie dans une préparation qui sent le théâtre; à la maison, la préparation est domestique et non pas théâtrale. Stanislavski a servi la vérité en qualité de vérité, l'eau en qualité d'eau, la perdrix en qualité de perdrix. Meyerhold a ôté toute vérité, c'est-à-dire qu'il a gardé le plat, gardé la recette, pourtant il n'a pas préparé une perdrix, mais du papier. Et il en est résulté un goût de carton. Meyerhold était un maître, il servait en maître, comme au restaurant, mais on ne pouvait pas manger. Briser la vulgarité théâtrale par les procédés du théâtre de la convention consciente a néanmoins conduit Meyerhold à la véritable théâtralité, à la formule: le spectateur ne doit pas oublier une seconde qu'il est au théâtre. Stanislavski, lui, est arrivé à la formule: le spectateur doit oublier qu'il est au théâtre.

Une oeuvre d'art parfaite est éternelle. On appelle oeuvre d'art, une oeuvre qui a trouvé l'harmonie du contenu, de la forme et du matériau. Stanislavski a seulement trouvé l'accord avec les états d'âme de la société russe de l'époque, mais tout ce qui est actuel n'est pas éternel. En revanche, tout ce qui est éternel est actuel. Meyerhold n'a jamais senti «aujourd'hui»; mais il sentait «demain». Stanislavski n'a jamais senti «demain», mais sentait seulement «aujourd'hui». Or, il faut sentir «aujourd'hui» dans demain et «demain» dans aujourd'hui.

Alors... Stanislavski? Meyerhold? En fait, il s'agit là d'un faux antagonisme. Car l'un et l'autre se porteront, tout au long de leur existence, un profond respect mutuel (Stanislawski sera d'ailleurs l'un des rares artistes - sinon le seul - à se porter à la défense de Meyerhold quand celui-ci sera accusé de formalisme) et resteront à l'affût (critiques mais toujours ouverts) de leurs découvertes et expérimentations respectives. Au point où, n'eût été de la fin de leur existence, une véritable convergence aurait probablement été trouvée tant leurs théories se rapprochaient de plus en plus. S'éloigner pour mieux se retrouver!