Voici une lettre parue (trouvée dans L'Art du théâtre d'Odette Aslan) en 1953 par Gaston Baty - grand metteur en scène français membre du fameux Cartel qui a réformé l'art dramatique en France - qui, tout en s'adressant à une jeune femme intéressée par la scène, n'en demeure pas moins une grande illustration de ce qu'implique une vie théâtrale...
Petite mademoiselle,
Votre mère était mon amie d'enfance, vous vous souvenez de m'avoir vu quand vous étiez toute petite, et là-dessus vous me témoignez d'emblée une confiance qui m'embarrasse autant qu'elle me touche. Je ne la mériterai qu'en vous répondant comme je l'aurais fait à votre mère, sans hésiter à risquer de vous faire quelque peine.
Vous avez joué Esther au Sacré-Coeur, Les Romanesques chez les Ligier-Deschamps et La Bergère au pays des loups pour les oeuvres de Mme de Sibeins; vous avez pris des leçons de diction avec le brave père Montorgueil, «ex-artiste des théâtres de Paris»; la société de notre petite ville vous reconnaît du talent et le nom «d'artiste» ne lui cause plus l'horreur que je lui ai connue quand je l'ai quittée il y a quelque quarante ans; vous avez lu tous les classiques de la bibliothèque et la Petite Illustration; vous avez rêvé les plus belles représentations du monde. Il est normal que vous soyez intoxiquée et ne pensiez plus qu'au théâtre.
Il n'est pas carrière plus incertaine. Je ne crois guère au génie méconnu. Un écrivain, un menuisier, un peintre sont seuls devant leur tâche: leur oeuvre ne dépend que d'eux-mêmes. Mais le comédien dépend des autres, il faut qu'il soit distribué pour avoir la possibilité de s'affirmer; il faut ensuite que le metteur en scène ne se trompe pas sur lui, ne l'aiguille pas à tort vers un emploi auquel, s'il y était simplement convenable, il resterait condamné. Il y a peut-être des acteurs inconnus qui avaient autant de talent que les plus illustres et n'ont jamais pu le montrer. Le hasard joue chez nous, plus souvent qu'ailleurs, un rôle assez affreux.
Vous n'avez pas peur, bien sûr, et vous êtes prêtes à courir votre chance? Voyons un peu ce qu'est cette «chance» là.
Vous êtes de trop bonne souche pour être attirée par quelque désir, même inconscient, d'exhibitionnisme. Vous êtes trop cultivée - et les poèmes que vous m'envoyez prouvent trop de dons littéraires - pour que vous n'ayez pas d'autres moyens de vous exprimer que de jouer la comédie. C'est donc un troisième mobile qui vous pousse, le plus authentique et celui qui fait les plus grands: vous vous sentez trop au large dans votre peau et vous avez besoin de vous ajouter des personnages imaginaires: trop-plein de sensibilité dans une personnalité déficiente.
Supposons que tout aille pour le mieux. Vous jouez très vite des rôles important et qui vous conviennent. Vous voilà en pleine euphorie. Mais à chaque création nouvelle, votre personnalité déjà bien mince s'amenuise chaque fois davantage. Vos créatures vivent de vous, et plus votre talent est vrai, plus complètement vous vous donnez à elles! Joyeusement d'abord. Puis pour avoir trop joué de scènes d'amour, vous serez incapable d'aimer dans la vie; si vous vous y appliquez, ce ne sera qu'un rôle encore, votre moins bon sans doute, et vous ne l'ignorerez pas. Quand vous aurez conscience que vos personnages vous auront absorbée vous serez prise de panique: les vedettes ont souvent mauvais caractère parce qu'elles croient affirmer ainsi une personnalité, qu'elles savent bien ne plus avoir. Leurs exigences saugrenues, leurs volontés toujours changeantes et toujours impératives, camouflent leur indécision; autoritaires et inconstantes, leur vanité n'est qu'un aveu qu'elles ne peuvent plus avoir d'orgueil. On les trouve odieuses ou ridicules; au vrai, elles sont pitoyables.
L'âge viendra vite. Vos rôles les plus jeunes ne serons pas longs à ne plus vouloir de vous. Le public, qui va perdant en qualité ce qu'il gagne en nombre - le plus élégant est le plus grossier, et le plus cérébral le moins sensible - a de cruelles exigences que lui a données le cinéma. Mlle Mars jouait Agnès, la soixantaine passée; une salle d'aujourd'hui emboîterait Mlle Mars. Un soir, on rira parce qu'une réplique dira que vous avez vingt ans. Un rôle mort. Une autre soir, une plaisanterie fusera parce qu'une réplique dira que vous êtes belle. Un autre rôle mort. Un autre, un autre, un autre. Et quand vous serez une grosse dame alourdie de graisse ou une maigre - tête de momie sur faisceau de tendons - quand vos rôles qui vous tenaient lieu de vous-même, vous auront tous abandonnée, vous ne serez pas seulement seule, vous ne serez plus personne.
Réalisez bien cela, petite Mademoiselle. Se vouer au théâtre - si l'on n'est pas seulement une employée, un rouage, mais une vocation - c'est accepter cette fin-là. Ce qu'on appelle une «bête de théâtre», c'est une victime marquée pour le sacrifice.
Cela dit comme je le devais, si, sachant bien ce que vous faites, vous décidez de le faire, comptez que je vous aiderai de mon mieux à monter à l'autel.
Disposez de votre vieil ami.
Votre mère était mon amie d'enfance, vous vous souvenez de m'avoir vu quand vous étiez toute petite, et là-dessus vous me témoignez d'emblée une confiance qui m'embarrasse autant qu'elle me touche. Je ne la mériterai qu'en vous répondant comme je l'aurais fait à votre mère, sans hésiter à risquer de vous faire quelque peine.
Vous avez joué Esther au Sacré-Coeur, Les Romanesques chez les Ligier-Deschamps et La Bergère au pays des loups pour les oeuvres de Mme de Sibeins; vous avez pris des leçons de diction avec le brave père Montorgueil, «ex-artiste des théâtres de Paris»; la société de notre petite ville vous reconnaît du talent et le nom «d'artiste» ne lui cause plus l'horreur que je lui ai connue quand je l'ai quittée il y a quelque quarante ans; vous avez lu tous les classiques de la bibliothèque et la Petite Illustration; vous avez rêvé les plus belles représentations du monde. Il est normal que vous soyez intoxiquée et ne pensiez plus qu'au théâtre.
Il n'est pas carrière plus incertaine. Je ne crois guère au génie méconnu. Un écrivain, un menuisier, un peintre sont seuls devant leur tâche: leur oeuvre ne dépend que d'eux-mêmes. Mais le comédien dépend des autres, il faut qu'il soit distribué pour avoir la possibilité de s'affirmer; il faut ensuite que le metteur en scène ne se trompe pas sur lui, ne l'aiguille pas à tort vers un emploi auquel, s'il y était simplement convenable, il resterait condamné. Il y a peut-être des acteurs inconnus qui avaient autant de talent que les plus illustres et n'ont jamais pu le montrer. Le hasard joue chez nous, plus souvent qu'ailleurs, un rôle assez affreux.
Vous n'avez pas peur, bien sûr, et vous êtes prêtes à courir votre chance? Voyons un peu ce qu'est cette «chance» là.
Vous êtes de trop bonne souche pour être attirée par quelque désir, même inconscient, d'exhibitionnisme. Vous êtes trop cultivée - et les poèmes que vous m'envoyez prouvent trop de dons littéraires - pour que vous n'ayez pas d'autres moyens de vous exprimer que de jouer la comédie. C'est donc un troisième mobile qui vous pousse, le plus authentique et celui qui fait les plus grands: vous vous sentez trop au large dans votre peau et vous avez besoin de vous ajouter des personnages imaginaires: trop-plein de sensibilité dans une personnalité déficiente.
Supposons que tout aille pour le mieux. Vous jouez très vite des rôles important et qui vous conviennent. Vous voilà en pleine euphorie. Mais à chaque création nouvelle, votre personnalité déjà bien mince s'amenuise chaque fois davantage. Vos créatures vivent de vous, et plus votre talent est vrai, plus complètement vous vous donnez à elles! Joyeusement d'abord. Puis pour avoir trop joué de scènes d'amour, vous serez incapable d'aimer dans la vie; si vous vous y appliquez, ce ne sera qu'un rôle encore, votre moins bon sans doute, et vous ne l'ignorerez pas. Quand vous aurez conscience que vos personnages vous auront absorbée vous serez prise de panique: les vedettes ont souvent mauvais caractère parce qu'elles croient affirmer ainsi une personnalité, qu'elles savent bien ne plus avoir. Leurs exigences saugrenues, leurs volontés toujours changeantes et toujours impératives, camouflent leur indécision; autoritaires et inconstantes, leur vanité n'est qu'un aveu qu'elles ne peuvent plus avoir d'orgueil. On les trouve odieuses ou ridicules; au vrai, elles sont pitoyables.
L'âge viendra vite. Vos rôles les plus jeunes ne serons pas longs à ne plus vouloir de vous. Le public, qui va perdant en qualité ce qu'il gagne en nombre - le plus élégant est le plus grossier, et le plus cérébral le moins sensible - a de cruelles exigences que lui a données le cinéma. Mlle Mars jouait Agnès, la soixantaine passée; une salle d'aujourd'hui emboîterait Mlle Mars. Un soir, on rira parce qu'une réplique dira que vous avez vingt ans. Un rôle mort. Une autre soir, une plaisanterie fusera parce qu'une réplique dira que vous êtes belle. Un autre rôle mort. Un autre, un autre, un autre. Et quand vous serez une grosse dame alourdie de graisse ou une maigre - tête de momie sur faisceau de tendons - quand vos rôles qui vous tenaient lieu de vous-même, vous auront tous abandonnée, vous ne serez pas seulement seule, vous ne serez plus personne.
Réalisez bien cela, petite Mademoiselle. Se vouer au théâtre - si l'on n'est pas seulement une employée, un rouage, mais une vocation - c'est accepter cette fin-là. Ce qu'on appelle une «bête de théâtre», c'est une victime marquée pour le sacrifice.
Cela dit comme je le devais, si, sachant bien ce que vous faites, vous décidez de le faire, comptez que je vous aiderai de mon mieux à monter à l'autel.
Disposez de votre vieil ami.
Gaston Baty
P.S. - Je me relis e tout n'est que trop vrai. Une vie au théâtre, surtout d'une femme, va vers cette fin-là. Mais en dehors du théâtre, est-il une vie?
mais pourquoi avoir tronqué la fin??? Gaston Baty ajoute:" Je me relis et pense que oui, c'est cela la vie au Théâtre, mais en dehors du théâtre, y-a-il une vie?"
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