Critique d'art (Honoré Daumier)
Et je continue, ce matin, avec la suite du billet d'hier portant sur le critique, tiré de l'ouvrage Le Théâtre d'aujourd'hui, paru en 1855 sous la plume d'Auguste Muriel. Et si hier l'auteur faisait part de ses aspirations, il se lance maintenant dans une diatribe contre le critique. Pittoresque.
[...] Pour
faire un critique dans un journal de théâtres, vous prenez un jeune
homme qui a fait à peu près ses études. Du moment où il sait écrire
l'orthographe il est capable de remplir cette noble tâche; vous ne le
payez pas et vous avez parfaitement raison, c'est l'estimer à sa valeur.
Ce qu'il veut, c'est avoir ses entrées, soit pour obtenir un coup d'œil
protecteur des actrices parce qu'il est riche, soit pour assister
gratis au spectacle parce qu'il est pauvre; quelques-uns ont pour motif
le désir de se mettre bien avec les directeurs pour leur écouler leurs
vaudevilles et leurs drames. Vous donnez à ce jeune homme une liste des
abonnés du théâtre dont il fait la critique; c'est le livre d'or ; il
lui est interdit de toucher à ceux qui y sont inscrits. Il doit savoir
choisir dans le dictionnaire une épithète qui reste accolée à leurs
noms, comme celles-ci par exemple : X... le délirant comique; la
ravissante B... ; le sublime C..., etc., etc. [...]
Il est
généralement persuadé de son importance et tâche d'avoir une mise
particulière qui le fasse remarquer des spectateurs. — II mettrait
volontiers son nom sur son chapeau. Il va au café du théâtre et tranche
les discussions des habitués sur la.pièce nouvelle avec une insolence
qui en impose aux niais. —Détestable! — ravissant! il ne sort pas de là ;
mais le motif de ce résumé d'appréciation? Pour qui le prenez-vous? Il
décide, cela doit vous suffire.
Au reste, il faut avouer que les artistes et, le directeur aident beaucoup à propager cette espèce de critiques. [...]
Pauvres jeunes gens qui perdent le temps de l'étude à
griffonner du papier sans utilité pour leur style, sans honneur pour
leur avenir. [...] Mais il
faudrait pouvoir donner des conseils; pour cela il faudrait apprendre,
étudier, et la jeune littérature a bien autre chose à faire, elle
aime bien mieux écrire sans s'inquiéter de ce qu'elle écrit, cela
fatigue moins, demande moins de travail, et puisque le public ne s'en
plaint pas, qu'importe!
Le plus dangereux de ces critiques est
celui qui subit telles ou telles influences, impose son amour pour un
article, et se fait le serviteur du premier nez au vent qui excite sa
convoitise. [...]
Et
pourtant ces jeunes ignorants qui s'arrogent le droit de juger les
autres de par leur porte-monnaie, sont cependant plus amusants que
méprisables ; le malheur est que beaucoup de gens se laissent prendre à
leurs analyses et entourent encore du même respect la critique et ses
pitres ridicules qui se disent ses représentants. [...]
Il y a une autre espèce de critiques; celle-là est cent fois plus méprisable que l'autre; qu'on vende ses
louanges pour une somme ou un abonnement, on ne porte préjudice qu'à
soi-même, et l'on n'a de comptes à rendre qu'à sa conscience; mais
exhaler sa rage contre tout ce qui est beau, fouler aux pieds avec
fureur tout ce qui est talent, s'acharner, sans motifs, sans justice,
contre ceux qui travaillent pour atteindre une position digne et
honorable; accabler d'expressions méprisantes une femme qui a eu le bon
goût ou la vertu de refuser votre hommage; s'acharner après une
direction parce qu'elle ne vous accorde pas vos entrées ou n'accepte pas
vos pièces, c'est là un métier honteux et méprisable; si l'on est un
petit de la presse, c'est de l'envie, et l'envie est un vice qui
répugne-, si l'on est puissant dans le journalisme, c'est une infamie et
une lâcheté, parce qu'on use pour le mal du pouvoir que l'esprit vous a
donné pour le bien; et combien de gens se servent de ce moyen pour se
créer un nom à l'abri des talents qu'ils attaquent, parce qu'un jour
vient où, fatigués d'entendre aboyer après leurs jambes, ceux-ci se
retournent et chassent l'importun à coups de pied, ce qui lui donne le
droit de crier plus fort. Disons bien vite, pour l'honneur du critique,
que c'est là une exception très-rare, et que le mépris en fait vite
justice. [...]
Aussi ne le voyez-vous aux premières représentations
que dans les foyers des coulisses, où il écoute les histoires
scandaleuses et pince le menton à l'actrice en vogue ; quelquefois il se
chauffe les pieds dans le foyer du théâtre, afin de faire voir qu'il
était là, et pouvoir dire le soir dans les salons, en bâillant et
s'essuyant le front :
— Quel métier! mon Dieu! quel métier!
Et franchement, dans un autre sens, nous dirons absolument comme lui :
— Quel métier!