Photographie de la valise de Germain Boisvert, sauvée des rebuts en 2010 (Crédits: Oliver Jean)
À ce sujet (et c'est dans le thème), voir l'article de Jeu, Un patrimoine à conserver (paru en 2012)
C'est aujourd'hui la Journée Mondiale de la Marionnette (on peut lire ici le message international 2016). Pour cette occasion... pour saluer aussi les collègues des Amis de chiffon, de la Tortue Noire, du Théâtre À Bout Portant et tous les autres qui s'adonnent - fréquemment ou à l'occasion! - à cet art fabuleux!... voici l'un des plus beaux textes (intégral) sur ce genre (un chef-d'oeuvre philosophico-spiritualo-esthétique!) écrit au début du XIXième siècle par Henrich on Kleist (dans une traduction de Jacques Outin), Sur le théâtre de marionnettes:
.Alors que je passais l’hiver 1801 à M…, j’y rencontrai un soir, dans un jardin public, Monsieur C… qui était engagé depuis peu comme premier danseur à l’Opéra de la ville, où il remportait un succès exceptionnel auprès du public.
Je lui dis que j’avais été étonné de le trouver plusieurs fois déjà au théâtre de marionnettes dressé sur la place du marché pour divertir la populace par de petits drames burlesques entrecoupés de chants et de danses.
Il m’assura que la pantomime de ces poupées lui procurait un plaisir intense et me fit clairement sentir qu’elles pouvaient apprendre toutes sortes de choses à un danseur désireux de se parfaire.
Comme ce propos me semblait, dans sa formulation, être plus qu’une simple boutade, je m’assis près de lui pour lui demander ce sur quoi il pouvait bien fonder une si étrange affirmation.
Il me demanda si je n’avais pas trouvé très gracieux certains mouvements que faisaient les poupées, et notamment les plus petites.
C’est une chose que je ne pus nier. Téniers n’aurait pu peindre de manière plus exquise un groupe de quatre paysans dansant la ronde à une vive cadence.
Je m’enquis du mécanisme de ces figures et demandai comment il était possible de diriger leurs membres et leurs points, comme l’exigeait le rythme des mouvements ou de la danse, sans avoir aux doigts des myriades de fils.
Il me répondit qu’il ne fallait pas s’imaginer qu’aux divers moments de la danse, chaque membre était posé et tiré séparément par le machiniste.
Chaque mouvement avait son centre de gravité ; il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure ; les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention, de manière mécanique.
Il ajouta que ce mouvement était fort simple ; chaque fois que le centre de gravité se déplaçait en ligne droite, les membres décrivaient des courbes ; et que souvent, après avoir été secoué de manière purement accidentelle, l’ensemble entrait dans une sorte de mouvement rythmique qui n’était pas sans ressembler à la danse.
Cette remarque me sembla jeter quelque lumière sur le plaisir qu’il prétendait trouver au théâtre de marionnettes. Mais j’étais encore loin de pressentir les conséquences qu’il allait en tirer.
Je lui demandai s’il pensait que le machiniste, qui dirigeait ces poupées, devait lui-même être danseur, ou au moins avoir une notion de la beauté de la danse.
Il répondit que même si un métier était facile du point de vue mécanique, il ne fallait pas en conclure qu’il puisse être exercé sans la moindre sensibilité.
La ligne que le centre de gravité devait décrire, était il est vrai très simples et, comme il le pensait, dans la plupart des cas droite. Lorsqu’elle était courbe, la loi de son incurvation semblait être au moins du premier degré, tout au plus du second ; et dans ce dernier cas, seulement elliptique, une forme de mouvement somme toute naturelle pour les extrémités du corps humain (à cause des articulations), et qui ne demandait donc pas au machiniste un grand art pour la tracer.
D’un autre côté pourtant, cette ligne était extrêmement mystérieuse. Car elle n’était rien d’autre que le chemin qui mène à l’âme du danseur ; et il doutait que le machiniste puisse la trouver autrement qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, ou en d’autres mots,en dansant.
Je rétorquai qu’on m’avait dit de ce métier qu’il était sans âme : un peu comme la rotation d’une manivelle qui actionne une vielle.
« Pas du tout, me répondit-il. Les mouvements de ses doigts entretiennent un rapport assez complexe à celui des poupées qui y sont attachées, à peu près comme les nombres à leurs logarithmes ou l’asymptote à l’hyperbole. »
D’ailleurs, il pensait qu’on pourrait enlever aux marionnettes ce dernier reste d’esprit, et que leur danse pourrait être entièrement transposée au royaume des forces mécaniques, donc produite par l’entremise d’une manivelle, comme je me l’étais imaginé.
J’exprimai mon étonnement de le voir porter une pareille attention à une forme d’art inventée pour la plèbe. Et que non seulement il la jugeât susceptible d’un plus haut développement : il me semblait aller jusqu’à s’y intéresser.
Il sourit et me dit qu’il osait prétendre que, si un mécanicien acceptait de lui construire une marionnette selon ses exigences, il saurait lui faire exécuter une danse que ni lui, ni aucun autre danseur talentueux de l’époque, sans exclure Vestris lui-même, ne serait en mesure d’égaler.
« Avez-vous, me demanda-t-il, alors que je regardais le sol en silence, avez-vous entendu parler de ces jambes mécaniques, que certains artistes anglais confectionnent pour les malheureux qui ont perdu leur membre ? »
Je lui dis que non : je n’avais jamais rien vu de semblable.
« Je le regrette vraiment, rétorqua-t-il, car si je vous dis que ces malheureux dansent avec, j’ai tout lieu de craindre que vous ne me croyiez pas. — Que dis-je, danser ? Le cercle de leur mouvements est certes limité ; mais ceux qu’ils ont à leur disposition s’exécutent avec un calme, une grâce et une aisance capables d’étonner tous les esprits sensibles. »
Je lui dis, en plaisantant, qu’il avait donc trouvé son homme. Car l’artiste, qui était en mesure de construire une jambe aussi étonnante, saurait sans aucun doute lui assembler toute une marionnette selon ses exigences.
« Quelles sont donc, lui demandai-je, alors qu’à son tour il regardait par terre d’un air embarrassé, les exigences que vous adresseriez au savoir-faire de cet artiste ?
— Il n’y a rien, me répondit-il, qu’on ne trouve déjà ici : harmonie, mobilité, légèreté — mais à un plus haut degré ; et surtout une distribution des centres de gravité qui soit plus conforme à la nature.
— Et quel avantage cette poupée aurait-elle sur les danseurs vivants ?
— Quel avantage ? Avant tout, mon excellent ami, un avantage négatif : elle ne ferait en effet jamais de manières. Car l’affectation apparaît, comme le savez, au moment où l’âme (vis motrix) se trouve en un point tout autre que le centre de gravité du mouvement. Et comme le machiniste ne dispose, par l’intermédiaire du fil de fer ou de la ficelle, pas d’un autre point que celui-ci, les membres sont comme ils doivent être, morts, de simples pendules, et se soumettent à la seule loi de la pesanteur ; une propriété merveilleuse, qu’on chercherait en vain chez la plupart de nos danseurs.
« Vous n’avez qu’à regarder la P…, poursuivit-il, quand elle joue le rôle de Daphné et que, poursuivie par Apollon, elle se retourne vers lui ; son âme est logée dans les vertèbres des reins ; elle se plie comme si elle voulait se briser, telle une naïade de l’Ecole du Bernin. Voyez le jeune F…, quand il symbolise Pâris debout entre les trois déesses et tend la pomme à Vénus : son âme se tient cachée (c’est effroyable à voir) dans le coude.
« De telles erreurs, ajouta-t-il pour couper court, sont inévitables depuis que nous avons mangé du fruit de l’Arbre de la Connaissance. Mais le Paradis est verrouillé, et le Chérubin à nos trousses ; il nous faudrait donc faire le tour du monde pour voir s’il n’est peut-être par rouvert par derrière. »
Je ris. Il est vrai, pensai-je, que l’esprit ne saurait se tromper là où il n’existe pas. Mais je remarquai qu’il ne m’avait pas encore tout dit et le priai de poursuivre.
« Du reste, me dit-il, ces poupées ont l’avantage d’être antigravitationnelles. Elles ne savent rien de l’inertie de la matière, propriété on ne peut plus contraire à la danse : car la force qui les soulève dans les airs est supérieure à celle qui les retient au sol. Que ne donnerait notre bonne G… pour peser soixante livres de moins ou pour qu’un contrepoids de cette importance vienne l’aider à exécuter ses pirouettes et ses entrechats ? Comme les elfes, les poupées n’ont besoin du sol que pour le frôler et réanimer l’envolée de leurs membres par cet arrêt momentané ; nous-mêmes en avons besoin pour y reposer un instant et nous remettre des efforts de la danse : instant qui n’est manifestement pas de la danse, et dont il n’y a rien d’autre à faire que de l’écarter autant qu’on peut. »
Je lui dis qu’aussi adroitement qu’il mène l’affaire de ses paradoxes, il ne me ferait jamais croire qu’il puisse y avoir plus de grâce dans un mannequin mécanique que dans la structure du corps humain.
Il répondit qu’il était absolument impossible à l’homme d’y rejoindre un tant soit peu le mannequin. Que seul un dieu pourrait, dans ce domaine, se mesurer à la matière ; et que c’était là le point où les deux extrémités du monde circulaire venaient se retrouver.
Ma surprise allait croissant, et je ne savais que répondre à de si étranges affirmations.
Il semblait, répliqua-t-il, tout en prenant une pincée de tabac, que je n’avais pas lu avec attention le troisième chapitre du Premier Livre de Moïse ; et qu’à celui qui ne connaissait pas cette première période de la culture humaine, on ne pouvait guère parler des suivantes, et encore moins de la dernière.
Je lui dis que je savais fort bien quels désordres la conscience provoque dans la grâce naturelle de l’homme. Un jeune homme de mes connaissances avait, par une simple remarque, pour ainsi dire sous mes yeux, perdu son innocence et n’en avait plus jamais retrouvé le paradis, malgré tous les efforts qu’on pût imaginer. — « Mais, ajoutai-je, quelles conséquences pouvez-vous en tirer ? »
Il me demanda de quel événement je voulais parler.
« Je me baignais, lui racontai-je, il y a environ trois ans, avec un jeune homme, dont l’anatomie était empreinte d’une grâce prodigieuse. Il devait être dans sa seizième année et on pouvait à peine déceler chez lui les premiers signes de vanité provoqués par les faveurs des femmes. Le hasard voulait que nous ayons vu à Paris, peu de temps auparavant, cet éphèbe qui s’enlève une épine du pied ; le moulage de cette statue est connu et se trouve dans la plupart des collections allemandes. Le regard qu’il jeta dans un grand miroir à l’instant où, pour l’essuyer, il posait le pied sur un tabouret, le lui rappela ; il sourit et me dit quelle découverte il venait de faire. Je venais à vrai dire de la faire moi aussi, dans le même instant ; mais était-ce pour mettre à l’épreuve la grâce qui l’habitait, ou aller à l’encontre de sa vanité et l’en guérir un peu : je ris et rétorquai qu’il devait avoir des visions ! Il rougit et leva une deuxième fois le pied pour me le prouver ; mais, comme on aurait facilement pu le prévoir, sa tentative échoua. Déconcerté, il leva le pied une troisième et une quatrième fois, et il le leva bien dix fois encore : en pure perte ! Il était hors d’état de reproduire ce mouvement — que dis-je ? Les mouvements qu’il faisait étaient si comiques, que j’eus de la peine à retenir mon rire.
A dater de ce jour, pour ainsi dire de cet instant, une transformation inexplicable s’opéra en lui. Il passait des journées entières devant le miroir ; et un charme après l’autre le quittait. Une force mystérieuse et invisible semblait s’être posée, tel un filet de fer, sur le libre jeu de ses gestes, et quand une année eut passé, on ne trouvait plus trace en lui du charme qui avait fait la joie de ceux qui l’entouraient. Un témoin de cette étrange et malheureuse affaire vit encore aujourd’hui et pourrait vous confirmer, mot pour mot, ce que je vous ai raconté.
— A ce propos, me dit amicalement Monsieur C…, je voudrais vous raconter une autre histoire, dont vous comprendrez aisément qu’elle a sa place ici.
« Je me trouvais, lors d’un voyage en Russie, dans une des propriétés de Monsieur de G…, un gentilhomme livonien, dont les fils pratiquaient alors intensément l’escrime. Surtout l’aîné, qui venait de quitter l’université, se vantait d’être un virtuose et me proposa, comme j’étais un matin dans sa chambre, une rapière. Nous nous battîmes ; mais il se trouva que je lui étais supérieur ; la passion acheva de le troubler ; presque chaque coup que je donnais le touchait, et finalement, sa rapière s’envola dans un coin de la pièce. A moitié pour plaisanter, et à moitié dépité, il me dit en ramassant son arme qu’il avait trouvé son maître, mais que dans ce monde chacun trouvait le sien et qu’il voulait me conduire au mien. Les deux frères éclatèrent de rire et s’écrièrent : « Allons ! Allons ! Descendons au bûcher ! » et ils me prirent par la main et me menèrent devant un ours que leur père, Monsieur de G…, faisait élever dans la cour.
« Lorsque, stupéfait, je me trouvai face à lui, l’ours se tenait sur ses pattes arrière, le dos appuyé au poteau où il était attaché, la griffe droite levée, prête à frapper, et il me regardait dans les yeux : il s’était mis en garde. Quand je me vis confronté à un tel adversaire, je ne sus si je rêvais ; pourtant, Monsieur de G… me dit : « Attaquez, attaquez ! Et essayez donc de lui donner un coup ! » Une fois remis de ma première surprise, je poussai une botte ; l’ours fit un mouvement de patte très bref et para l’attaque. J’essayai de le suborner avec des feintes ; l’ours ne bougea pas. Je poussai encore une botte soudaine, avec une telle adresse que j’en aurais infailliblement touché la poitrine d’un homme : l’ours fit un mouvement de patte très bref et para l’attaque. A présent, j’étais presque dans la situation du jeune Monsieur de G… Le sérieux de l’ours achevait de me faire perdre contenance, les attaques et les feintes alternaient, la sueur me ruisselait sur le corps : en pure perte ! Non seulement l’ours parait toutes mes attaques, comme le premier escrimeur du monde, mais (ce en quoi aucun escrimeur au monde ne l’eût imité) il ne répondait même pas à mes feintes : son œil dans le mien, comme s’il avait pu lire dans mon âme, il restait griffe levée, prêt à frapper, et quand mes attaques n’étaient qu’esquissées, il ne bougeait pas.
« Croyez-vous cette histoire ?
— Absolument ! m’écriai-je avec enthousiasme ; elle est si vraisemblable que je le ferais même si elle me venait d’un inconnu : à plus forte raison quand elle me vient de vous !
— Ainsi, mon excellent ami, me dit Monsieur C…, vous êtes en possession de tout ce qu’il faut pour me comprendre. Nous voyons que, dans le monde organique, plus la réflexion paraît faible et obscure, plus la grâce est souveraine et rayonnante. — Cependant, comme l’intersection de deux lignes situées d’un même côté d’un point se retrouve soudain de l’autre côté, après avoir traversé l’infini, ou comme l’image d’un miroir concave revient soudain devant nous, après s’être éloignée à l’infini : ainsi revient la grâce, quand la conscience est elle aussi passée par un infini ; de sorte qu’elle apparaît sous sa forme la plus pure dans cette anatomie humaine qui n’a aucune conscience, ou qui a une conscience infinie, donc dans un mannequin, ou dans un dieu.
— Par conséquent, lui dis-je un peu songeur, nous devrions manger une fois encore du fruit de l’Arbre de la Connaissance, pour retomber dans l’état d’innocence ?
— Sans aucun doute, me répondit-il ; c’est le dernier chapitre de l’histoire du monde.
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