Après la semaine dernière où la liberté d'expression et la censure étaient partout, dans tous les médias, le sujet numéro un, j'ai pensé chercher un autre exemple de la censure au théâtre... autre que l'histoire des Fées ont soif de 1978...
En reculant un peu plus loin dans le temps, je me suis retrouvé devant cette histoire (relatée ici par Michel Vaïs - qui était de l'aventure tout comme ses compagnons Robert Toupin, Claude Maher et Carole Laure - dans le second numéro de Jeu: revue de théâtre qu'on peut lire en entier ici) de la disparition de l'une des grandes troupes semi-professionnelles de l'époque, Les Saltimbanques, à cause d'un spectacle: Équation pour un homme actuel de Pierre Moretti.
[...] La Justice a, hélas, causé plus de tort aux Saltimbanques que les
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pompiers et les bons pères réunis, à l'occasion d'Equation pour un homme
actuel, mieux connue sous le nom de l'«affaire» des Saltimbanques.
Sans vouloir accorder trop d'importance à cette pièce et aux péripéties
judiciaires qu'elle a suscitées, il convient de rappeler brièvement les
faits.
Le ministère des Affaires culturelles a proposé à la troupe une subvention
de $1250 (somme inespérée à l'époque) pour monter un spectacle
original au Festival des Jeunes Compagnies qui devait se tenir au
pavillon de la Jeunesse de l'Expo 67, au mois de septembre. On nous a
demandé pour l'occasion d'être fidèles à nos conceptions du théâtre,
c'est-à-dire de présenter quelque chose «d'avant-garde». [...]
Le texte-prétexte résulta d'une collaboration insolite entre un décorateur [Pierre Moretti] et... un ordinateur. Pierre Moretti, qui cherchait depuis longtemps
déjà un texte susceptible de servir un spectacle surtout visuel et sonore,
a fini par s'entendre avec l'ordinateur électronique CDC-3400 du Centre
de calcul de l'Université de Montréal, dirigé par M. Jean Baudot.
8000 mots, choisis dans les vocabulaires de la science, de la technologie,
de la médecine, de l'amour, de la guerre, etc. , ont été fournis à la machine
en même temps qu'une syntaxe primaire, et celle-ci a recraché des
centaines de phrases plus étonnantes les unes que les autres [...] Naturellement, les phrases ont été triées par Moretti, certaines ont été rejetées, et les autres, groupées selon leur composition lexicale et leur «sens», ou leur pouvoir de suggestion, sous 16 différents thèmes susceptibles
de composer une fresque de l'évolution et de la situation de
l'homme sur la planète.
La création du
monde à partir des éléments en fusion, l'affrontement des forces positives
et négatives, les possibilités de la technologie, l'amour et l'érotisme,
l'absurdité, la peur, la mort, les guerres, les maladies, la famine, le rêve,
l'espoir, les mutations de l'espèce et les prophéties étaient autant de
thèmes évoqués par des sortes de ballets ou de chorégraphies exécutés
la plupart du temps sur de la musique électronique. L'aspect visuel du
spectacle avait une importance capitale. Aussi, le décorateur a cherché
à créer des effets originaux à partir de projections de films et de diapositives
dirigées sur les comédiens qui portaient des collants ou des jeans
blancs et avaient le corps couvert de maquillage argent.
[...]
Équation pour un homme actuel a été présentée pour la première fois,
le 4 septembre 1967, au Festival des Jeunes Compagnies. Puis, devant
le succès de la soirée et à la demande des autorités du pavillon de la
Jeunesse, la pièce fut jouée six fois, en reprise, la semaine suivante.
Le
soir de la dernière représentation, devant une salle bondée de journalistes,
d'artistes, d'intellectuels québécois, russes, tchèques, du «tout Montréal» de l'Expo 67, l'inénarrable escouade de la moralité de la Police
de Montréal est intervenue à la fin du neuvième tableau (Érotomanies)
pour cueillir à leur sortie de scène les neuf comédiens qui y
avaient participé.
Séquestration dans les loges, photos de face et de
profil en costume de scène, puis, promenade en panier à salade jusqu'au
poste de police; là, visite médicale avec examen gynécologique et prise
de sang, etc. Pendant ce temps, les trois comédiens restés sur
scène, désorientés, n'ayant aucune idée des motifs de cette razzia, ont dû expliquer aux spectateurs médusés, incrédules, que le spectacle était
interrompu faute de combattants. Certains spectateurs, dont Paul Buissonneau,
ont cru à un gag pour annoncer l'entracte!
Après une nuit blanche, toute la troupe était présente à la Cour municipale
le lendemain matin pour entendre l'incroyable accusation: spectacle
indécent. Ce qui avait apparemment beaucoup choqué... certaines
personnes, c'est l'effet produit dans Érotomanies par le texte (fabriqué
par une machine, répétons-le), la bande sonore (provenant des soupirs
de Kathy Berberian sur le disque Visages de Luciano Berio) et les
gestes des acteurs. Vus de la salle, ceux-ci avaient tantôt l'air de robots
du XXIième siècle, tantôt de danseurs de la troupe de Béjart, aux gestes
stylisés, très solennels, comme des prêtres oniriques participant à un
lent rituel dont ils avaient le secret. Naturellement, ce tableau était
dans notre esprit absolument indissociable du spectacle entier, et nous n'y avions jamais, au cours des répétitions, prêté l'attention démesurée
qu'il devait retenir par la suite. Nous chercherions encore en vain aujourd'hui
la moindre trace de séduction dans l'esprit des participants.
Toujours est-il que, malgré la brochette impressionnante de témoins de
la défense (mentionnons, entre autres, Françoise Loranger, Paul Buissonneau,
Jacques Languirand, Martial Dassylva, Reginald Hamel,...),
Les Saltimbanques ont perdu ce procès et la pièce de l'ordinateur
CDC-3400 a été immédiatement frappée d'interdiction dans tout le Canada.
Entre la fin du procès et le jugement, Équation a été jouée deux fois
(la même soirée) à l'occasion du carnaval des étudiants de l'Université
de Montréal et durant un mois au bâteau-théâtre de l'Escale — toujours
donc, en-dehors des limites de la ville de Montréal.
Ces représentations
étaient pour la troupe une pure question de survie car les dettes (loyers,
transformations du local, procès) s'étaient accumulées, malgré les sommes
recueillies par un «Comité pour la défense des neuf», auquel Gratien
Gélinas, notamment, avait offert $500 soit le montant du prix
Victor-Morin qu'il avait obtenu.
Toujours est-il que les Saltimbanques finiront par gagner leur procès en
deuxième instance, c'est-à-dire en Cour supérieure, un an plus tard.
Mais nonobstant la conclusion défavorable du premier procès (condamnation
à des amendes ou à un séjour en prison pour les neuf comédiens),
toute la troupe devait s'embarquer pour la France quelques jours plus
tard, en avril 1968, pour représenter officiellement le Québec au Festival
mondial du théâtre de Nancy, grâce à une subvention spéciale de
$20000 du ministère des Affaires culturelles, en présentant Equation,
pièce interdite dans tout le Canada, d'un océan à l'autre!
Il fallait voir,
à Nancy, l'incrédulité des festivaliers quand on les assurait que rien
n'avait été retranché du spectacle, ni allusion politique ni scène d'orgie,
et que c'était CELA, et rien d'autre, qui avait motivé l'intervention policière! [...] De retour au Québec, tout le monde était vidé, miné.
Nous étions en mai 1968... Abandonné depuis près d'un an, notre local
dans le Vieux-Montréal a dû être évacué en catastrophe. La troupe
s'est trouvée réduite par la désaffection de certains membres qui avaient
particulièrement souffert du procès (perte d'emploi, moqueries, insinuations).
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